Les vicissitudes de la gouvernance

La gouvernance d’un groupe social composé d’individus, du plus petit (la famille) au plus grand (une nation, voire une fédération d’États) est une mission d’autant plus passionnante qu’elle s’avère très délicate.

Le bon fonctionnement d’une organisation, stable, reconnue et appréciée par le plus grand nombre de membres du groupe social, est un objectif ambitieux ; malheureusement, cet objectif, respectable, s’estompe progressivement :

  • au rythme des perturbations externes ;
  • de façon plus nocive, en fonction du comportement de dirigeants, soumis à de pressantes sollicitations.

Les trois modes de gouvernance d’une société

L’exercice de la gouvernance d’une société humaine (famille, entreprise, collectivité, etc.) peut prendre l’une des structures suivantes :

  • le chef unique : vertueux, avisé, adroit, auquel les membres de la société font, spontanément et loyalement, allégeance ;
  • la direction collégiale, composée d’experts compétents, intègres, dignes de la confiance des membres de la société ;
  • la délégation de pouvoirs à des représentants élus par les membres de la société, pour des missions strictement limitées (en prérogatives et en durée).

Les dérives

La nature humaine tend (en dépit d’une résistance morale limitée en intensité et en durée) à privilégier des enjeux personnels.

  • Face aux difficultés et aux contestations, le chef exerce un pouvoir absolu de façon autoritaire et glisse vers le despotisme.
  • Les dirigeants d’un collectif utilisent les facilités offertes par leur fonction, pour satisfaire des objectifs personnels.
  • Les représentants, soucieux de leur réélection, sacrifient l’intérêt général à long terme au profit d’actes démagogiques à court terme.

On passe ainsi d’un système juste, fondé sur des bases consensuelles, à un système injuste, imposé par la violence, la compromission et le discours.

  • Le respect dû à un chef légitime, bienveillant et efficace laisse place à l’obéissance à une autorité charismatique et draconienne.
  • L’admiration suscitée par une élite reconnue pour son expertise, ouvre la voie à un embrigadement dans un réseau articulé autour d’intérêts personnels.
  • La délégation attribuée à des représentants, équitablement sélectionnés, se dilue en clientélisme.

De nombreux exemples historiques montrent que la royauté s’est transformée en tyrannie, l’aristocratie a engendré l’oligarchie et la démocratie a sombré dans le populisme.

La personnalisation du pouvoir

Le pouvoir d’une société se présente sous forme de visages humains.

Le monarque

Synonymes : le chef, le souverain, le roi, le patron… Sa devise : « Un pour tous, tous pour un ».
La société confie les pleins pouvoirs à un chef reconnu pour ses qualités morales, intellectuelles et physiques : le souverain héréditaire, l’entraîneur sportif, l’entrepreneur…
Porté par l’adhésion – voire l’amour – de ses sujets, le monarque, responsable, engage sa personne dans la gouvernance de sa société.
Toute décision fait inévitablement des heureux favorisés et des défavorisés malheureux. Ceux qui se sentent brimés renâclent et entravent le fonctionnement décrété par le monarque, par diverses actions hostiles : inertie, rébellion, propagande.
Face à cette opposition, le monarque entend conserver un pouvoir qu’il pense, en son for intérieur, exercer avec une juste efficacité ; il est poussé à utiliser la coercition pour imposer les mesures qui lui paraissent les meilleures pour sa société.
-> Le monarque cède à la tentation absolutiste.

L’autocrate

Synonymes : tyran, potentat, dictateur… Sa devise : « La fin justifie les moyens ».
Après une période de difficultés, c’est un homme à poigne qui exerce le pouvoir ; il est fermement décidé à conduire son projet sans s’encombrer de scrupules humanitaires.
L’autocrate charismatique tire sa légitimité de son emprise sur ses subalternes ; il n’hésite pas à renforcer son ascendant en invoquant une idéologie.
Les mécontentements, durement réprimés, s’amplifient et malgré les risques encourus, une résistance s’organise (souvent avec des aides antagonistes extérieures à cette société). L’autocrate ne quitte le pouvoir que vaincu par une force supérieure, porteuses des espoirs de la société.
-> L’autocrate succombe au triomphe des libérateurs.

L’aréopage

Synonyme : aristocratie, élite, directoire, conseil, commission… Sa devise : « Faites confiance à nos compétences ».
Le pouvoir est attribué à des personnes reconnues comme les meilleures pour leurs qualités professionnelles et humaines ; lesquelles assemblent leurs talents et collaborent au sein d’une institution qui coordonne les leviers du pouvoir.
La porosité et l’imbrication des domaines couverts par les différents responsables entraînent des frictions. Les membres de l’aréopage, tiraillés par des influences contradictoires, sont, progressivement puis profondément, déçus par des récriminations qu’ils trouvent injustifiées. Toute amertume bue, ils se consolent de cette ingratitude en écoutant la voix des influenceurs (lobbyistes) qui flattent leurs intérêts personnels.
-> Les dirigeants ne restent pas insensibles aux arguments lucratifs.

Le cercle

Synonymes : oligarque, ploutocrate… mafia ? Sa devise : « Nous défendons des intérêts communs ».
Des personnalités, guidées par leur intérêt matériel, se répartissent le pouvoir en maintenant des liaisons étroites, au sein d’un cercle jalousement protégé. Les dirigeants s’organisent en une caste de privilégiés.
Le profit est le nerf de ce type de gouvernance ; l’argent récompense les serviteurs dociles et achète la neutralité bienveillante de ceux qui pourraient fomenter une opposition.
La confiscation des richesses, par une classe favorisée, suscite les réactions des membres de la société.
-> Le spectacle d’enrichissements indécents nourrit la lutte des classes.

La représentation

Synonymes : démocratie, parlementarisme… Sa devise : « Nous sommes à votre service ».
Les membres de la société élisent leurs représentants sur des programmes. La durée et le champ de la délégation de pouvoir sont strictement définis lors de l’élection.
Un règlement établit un équilibre des mandats entre les élus qui, par ailleurs, sont censés rendre des comptes à leurs électeurs.
L’élu est conscient du rythme des scrutins. Pour conserver son précieux siège, il doit satisfaire les revendications portées par les voix les plus bruyantes ; ce qu’il a tendance à faire au détriment de l’intérêt général. La séparation des grandes fonctions (sociales, économiques, environnementales) et la complexité des règles destinées à préserver la probité du système s’avèrent être des freins au développement de la société.
Les membres de la société dénoncent le manque de réactivité d’une structure alourdie par l’imbrication de textes législatifs.
-> Les atermoiements du système incitent le peuple à exercer directement le pouvoir.

Le populisme

Synonymes : ochlocratie (gouvernance par la foule), anarchie… Sa devise : « Chacun pour soi ».
Une ultime manifestation démocratique consiste à élire des représentants atypiques sur des programmes « antisystèmes ».
La confrontation tonitruante de tribuns, plus soucieux d’afficher leur égo que de diriger la société, n’accouche d’aucune gouvernance cohérente ; la société s’enfonce dans une anarchie émolliente. Les dégradations sont telles que les membres de la société en viennent à demander un sauveur suprême, pour rétablir une gouvernance cohérente.
Cette situation est décrite dans la fable « Les grenouilles demandent un roi ».
-> L’anarchie prépare le sacre d’une nouvelle monarchie.

L’anacyclose

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/25/Anacyclose_de_Polybe2.png

 

Le mot « anacyclose » désigne une succession d’états de gouvernance qui boucle en un cycle.

Dès l’Antiquité, des penseurs, tels Platon et Polybe, ont imaginé ce cycle qui enchaîne les formes successives du pouvoir politique (monarchie, tyrannie, aristocratie, oligarchie, démocratie, ochlocratie… monarchie…).

Cette théorie n’a pas échappé à Machiavel qui l’a reprise, à l’époque de la Renaissance.

Le tableau suivant évoque les forces et les faiblesses de chaque mode de gouvernance.

OrganisationPersonnalitéForcesFaiblesses
Monarchie ChefTradition
Patrimoine
Permanence
Obstination
du souverain
TyrannieAutocrateOrdre
Puissance
Efficacité
Violence
du dictateur
AristocratieÉliteSavoir
Intelligence
Collaboration
Divergence des intellectuels
OligarchieRéseauIntérêts croisés
Relations
Collusion
Égoïsme
des prédateurs
DémocratieReprésentantsRenouvellement
Sélection
Sanction
Limitations
des tribuns
OchlocratieFouleEnthousiasme
Multitude
Coopération
Hétérogénéité
des acteurs

Dans ce cycle, chaque nouveau mode de gouvernance bénéficie d’un état de grâce : espoir en ses forces escomptées, associé au rejet des faiblesses du mode précédent.

En compléments

Un peu d’étymologie : Genèse et périmètre de la gouvernance
Un  peu d’humour : Le jour où j’ai découvert ce qu’était l’anacyclose

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