Le numérique bouleverse les formes traditionnelles de travail. La crise Covid-19 nous l’a démontré une fois de plus avec le développement du télétravail et des services de livraison.
Travailleurs des plateformes
« Travailleurs des plateformes », tel était l’un des six thèmes retenus par le Conseil national du numérique dans le cadre des consultations publiques des états généraux du numérique.
Rappelons-en brièvement les conclusions :
Les contributeurs soulignent qu’indépendamment des statuts, le travail est en mutation sous l’effet de la recherche d’une plus grande demande d’autonomie de la part des travailleurs. Cette tendance individuelle est concomitante au développement de nouveaux modes d’organisation du travail incarnés par les plateformes de travail. Si, comme le souligne une contribution, « la plateforme numérique devient le canal de distribution du travail », on peut émettre l’hypothèse selon laquelle la plateformisation de l’économie s’inscrit pleinement dans cette tendance à l’autonomie, voire même qu’elle y contribue. C’est dans cette perspective qu’émerge la proposition suivante : « accompagner le passage vers un individu de plus en plus autonome au travail avec un modèle qui ne soit pas précarisant ».
Mais d’abord, de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qu’une plateforme de travail ? Qui sont ces travailleurs des plateformes ?
Le terme plateforme de travail désigne ici un type de plateforme numérique dont la principale fonctionnalité serait la distribution de tâches à des travailleurs indépendants, libre à eux de les accepter ou refuser et d’en fixer le prix avec les clients qui leur sont proposés par la plateforme.
Parmi les plus connues nous pouvons citer :
- les plateformes de livraison de repas telles Deliveroo et Uber Eats ;
- les plateformes de transport telles qu’Uber.
Le phénomène ne concerne pas seulement le travail peu qualifié mais s’étend aussi à toute sorte de métiers : développeurs de logiciel freelance sur la plateforme Malt, Freelance Informatique ou codeur.com.
Le site LesBonsFreelance présente ainsi une vaste liste de métiers plateformisables :
On trouve aussi des plateformes spécialisées dans les métiers du médical, proposant médecins et infirmiers.
Les plateformes de location de logement telles que Airbnb mettent en relation des propriétaires (ou occupants légaux) de logement avec des clients potentiels, ce ne sont pas des plateformes de travail.
Du pour et du contre
Pour un indépendant qualifié, trouver de nouveaux clients et nouvelles affaires via une plateforme d’intermédiation représente un gain de temps inestimable.
Pour les moins qualifiés, il en va tout autrement et les plateformes de travail seraient d’abord génératrices de précarité. Certaines plateformes telles Frichti, spécialisée dans la préparation et la livraison de repas, n’ont pas hésité à faire travailler des sans-papier qui ont pu ensuite se retourner contre elle et entreprendre une démarche de régularisation, à l’issue du conflit qui les opposait à la plateforme. Difficile de savoir qui exploite qui, quand des livreurs indépendants Uber Eats, Stuart ou Deliveroo sous-louent leur compte à des sans-papiers ou des mineurs, prélevant au passage de 30 à 50% du prix de la course. Un autoentrepreneur peut ainsi s’inscrire sur plusieurs plateformes et recruter des sous-traitants ne pouvant accéder à ce statut légal nécessitant des papiers en règle.
Le statut des travailleurs est effectivement un sujet particulièrement sensible : s’agit-il d’emplois salariés déguisés ou de travail indépendant ? Peut-on parler de travail indépendant lorsque c’est la plateforme qui impose ses règles ?
L’arrêt du 4 mars 2020 de la Cour de cassation confirmait qu’un lien de subordination existait bien entre la société Uber et les chauffeurs, ceux-ci ne pouvant ni fixer librement leurs tarifs, ni choisir leur clientèle.
La Cour de cassation corrige les rapports entre Uber et ses chauffeurs 👇 https://t.co/zxIMcvRlh2
— Numerama (@Numerama) March 5, 2020
À Genève uber Eats a été contraint d’accorder le statut de salarié à ses 500 livreurs.
Aux États-Unis, Uber a menacé de fermer ses activités en Californie si la justice l’obligeait à salarier ses chauffeurs. Uber, Lyft et d’autres plateformes devaient soumettre au vote, le 3 novembre, la « proposition 22 » pour empêcher une « normalisation » du statut des chauffeurs et livreurs.
En Californie, la « gig economy » soumise à référendum https://t.co/yqzJe2XvYG via @lemondefr
— Martine OTTER (@MartineOtter) October 14, 2020
Rapports et propositions de loi
Le gouvernement français a confié en janvier 2020 une mission exploratoire à Jean-Yves Frouin, afin de trouver des solutions au problème de représentation des travailleurs indépendants des plateformes : comment leur donner les moyens de discuter ? préciser leur statut et les règles applicables en matière de temps de travail, rémunération, formation, protection sociale, modalités de rupture de contrat…
En juin 2020 une proposition de loi du groupe communiste visant à créer un statut particulier pour les travailleurs des plateformes a été rejetée par le Sénat.
Cette jolie citation du sénateur Fabien Gay résume la situation :
« Si Victor Hugo devait réécrire les Misérables aujourd’hui, assurément Cosette livrerait des repas à vélo, et les Thénardier seraient l’une de ces grandes multinationales »
Début juillet le Conseil National du Numérique (CNNUM) publiait le rapport « Travail à l’ère des plateformes. Mise à jour requise ». Ce rapport, particulièrement bien documenté, faisait état des controverses sur les enjeux du travail de plateforme, le statut juridique des travailleurs des plateformes et le dialogue social entre les travailleurs et les plateformes. Il proposait un ensemble de recommandations concrètes pouvant s’appliquer progressivement :
- à court terme
- rendre obligatoire l’affichage d’un Digiscore relatif aux plateformes sur l’ensemble des supports en interaction avec les consommateurs ;
- assurer aux travailleurs des plateformes des conditions de travail égales à celles des salariés, sur la rémunération, le temps de travail, la santé et la sécurité au travail ;
- lancer une concertation pour le dialogue social sur les plateformes ;
- établir un dialogue social équilibré et transparent sur les plateformes de travail et étendre aux travailleurs les protections des lanceurs d’alerte ;
- créer un observatoire social des plateformes ;
- à moyen terme
- étendre les accords issus des négociations de branche aux travailleurs indépendants ;
- renforcer la lutte contre les fausses classifications, le travail dissimulé et le travail illégal ;
- renforcer la transparence des plateformes ;
- soutenir financièrement le coopérativisme de plateforme en y dédiant 20 millions du Programme d’Investissement d’Avenir ;
- impliquer les collectivités territoriales dans l’encadrement des plateformes numériques de travail ;
- à long terme
- revoir les statuts et les protections des travailleurs indépendants ;
- protéger les droits et libertés numériques des travailleurs ;
- promouvoir les démarches loyales et responsables de design des outils numériques de travail ;
- former les partenaires sociaux aux enjeux de la transformation numérique du travail ;
- lancer une “Convention citoyenne sur le travail” sur le modèle de la Convention citoyenne sur le climat.
La mise en œuvre de ces recommandations dépend à la fois de différents ministères et organismes d’état, des collectivités territoriales, des plateformes elles-mêmes, de l’enseignement supérieur et des syndicats. Leur application au niveau européen est requise dans les domaines touchant aux droits et libertés numériques. Autant dire que le chemin sera long et semé d’embûches pour arriver à la clarification souhaitée, l’efficacité d’une convention citoyenne restant encore à prouver, si l’on voit les difficultés actuelles à mettre en œuvre les recommandations de la Convention sur le climat.