Quelle entreprise numérique en 2020 ?
Tout pronostic est un pari risqué ; nous le constatons en comparant, a posteriori, les réalités actuelles aux prévisions ébauchées quelques années auparavant.
- Notre article retour vers une anticipation confrontait l’actualité de 2001 au film « L’odyssée de l’espace » tourné une trentaine d’années auparavant par Stanley Kubrick (décédé en 1999).
Nous observions que l’on était bien en retard sur la fiction pour la conquête spatiale alors que l’on avait progressé beaucoup plus vite dans les développements informatiques. - En 2022, nous ne manquerons pas notre rendez-vous avec la macabre fiction de Soleil vert, film de Richard Fleischer tourné en 1972.
Aujourd’hui, nous nous contenterons de comparer les perspectives imaginées par des étudiants de 2014 aux réalités de 2020 – soit une modeste projection à 6 ans.
Le concours de 2014
En 2014, La Lettre n° 96 d’ADELI rendait compte des résultats du concours « Génération mobilité ».
Ce concours réunissait des anticipations rédigées par des étudiants sur le thème de l’entreprise numérique de 2020.
Ces auteurs avaient décliné ce thème selon trois aspects :
- technologie ;
- management ;
- société.
Nous rapporterons ces propos, exprimés 6 ans auparavant, au mode conditionnel.
L’évolution du contexte général
Sans prendre beaucoup de risques, la plupart des prévisions prolongeaient, en les renforçant, les orientations observées en 2014 : accélération du nomadisme, extension du travail collaboratif ; la seule inconnue étant la vitesse des évolutions déjà engagées.
La transformation des modes de travail
La pénétration des technologies numériques continuerait à bouleverser l’organisation des entreprises.
La fin de l’entreprise « providence »
Cette entreprise dont on attendait en contrepartie d’une contribution fidèle et loyale, une stabilité d’emploi et un abri à vie, serait en voie de disparition.
Le CDI (contrat à durée indéterminée) glisserait vers le CDD (contrat à durée déterminée) signé pour l’accomplissement d’une mission.
Le collaborateur exercerait fréquemment sa mission dans un statut indépendant, celui de l’auto-entrepreneur.
Le collaborateur migrant
Le collaborateur sortirait du poste de travail fixe, intégré aux locaux de l’entreprise, pour une grande mobilité. Il deviendrait un télétravailleur nomade qui exercerait son métier à domicile ou dans de nouveaux espaces de coworking, mutualisés ; ces structures mettraient à leur disposition des espaces dotés de salles de réunion, de matériels perfectionnés, de lieux de rencontre pour favoriser le développement de leurs compétences.
L’entreprise collaborative
Les structures hiérarchiques de subordination cèderaient progressivement la place à des organisations collaboratives en réseau. L’efficacité de l’entreprise numérique récompenserait son aptitude à créer de la valeur dans un contexte VICA (volatil, incertain, complexe, ambigu).
La juxtaposition des activités personnelles et professionnelles
Les activités se chevaucheraient dans l’emploi du temps et dans le même cadre de vie.
Cependant la prudence enjoindrait pour d’évidentes raisons de sécurité de cloisonner :
- les outils utilisés à titre privé,
- de ceux exploités à titre professionnel,
La relation client-fournisseur
En 2020, le client détiendrait le pouvoir grâce à une information comparative. Appréciant mieux les offres des fournisseurs, le client privilégierait son intérêt personnel instantané en n’hésitant pas à trahir sa fidélité commerciale. Pour renforcer sa réactivité face à une plus grande exigence du client, le fournisseur serait amené à associer le client à la construction d’une solution.
L’exploitation des progrès techniques
De nouvelles opportunités s’ouvriraient dans un monde en transformation ; telle l’exploitation de l’imprimante 3D.
Les visions avérées
L’extension du télétravail
Les auteurs ont bien anticipé l’abandon progressif du bureau fixe au profit du télétravail. Ce télétravail libère le contributeur des contraintes de lieu et d’horaires et offre un cadre d’une grande flexibilité pour participer efficacement aux missions confiées par son entreprise.
Le confinement du 1er semestre 2020 a apporté la confirmation de cette tendance au télétravail à domicile.
La décadence des silos et autres pyramides hiérarchiques
Les entreprises naissantes s’organisent en projets, voire certaines temporaires ne vivent que le temps d’une mission. Cependant, les grandes structures traditionnelles peinent à élaguer leurs organigrammes pléthoriques, comme on a pu le constater dans les Agences Régionales de Santé, lors de l’épidémie COVID-19.
Le démantèlement annoncé des fameux silos progresse même s’il n’est pas aussi rapide que prévu.
L’homme au centre d’une entreprise collaborative
Des vœux bienveillants imaginaient une organisation collaborative dans des entreprises décentralisées où il ferait bon vivre et travailler grâce au libre partage des informations. Dans le cadre d’une grande convivialité, le collaborateur choisirait ses horaires, ses lieux de travail, ses collègues privilégiés. La richesse de l’entreprise reposerait sur la cohésion de l’équipe. Le travail serait collaboratif : chaque collaborateur pourrait faire valoir ses idées au sein des réseaux. Les valeurs majeures seraient les capacités à travailler ensemble, la transversalité, l’écoute, l’empathie, l’altruisme.
Une courte période de 6 ans n’a pas permis de mettre en pratique la totalité de ces vœux humanistes. L’orthodoxie financière constitue l’armature de l’entreprise qui consent quelques aménagements tant qu’ils ne dégradent pas la profitabilité.
L’entreprise étendue
Après avoir impliqué le client dans la distribution du produit (libre-service, commande en ligne…) l’entreprise mobiliserait les compétences du client dans l’évolution des produits actuels et dans la conception des nouveaux produits, voire dans son financement.
L’objectif ambitieux esquissé par les étudiants est loin d’être effleuré mais ce n’est pas une raison pour se décourager.
L’intelligence collective
Les collaborateurs partageraient leurs informations en créant rapidement des synergies autour des nouvelles plateformes interactives.
Nous le constatons dans de nombreuses organisations.
L’appréciation des collaborateurs
Le contrôle du temps de présence au poste de travail serait remplacé par la mesure des résultats obtenus. On ne contrôlerait plus l’œuvre (les modalités de réalisation) mais l’ouvrage (résultat obtenu).
Sans doute, progressons-nous dans cette voie malgré la réticence de ceux qui se complaisaient dans l’ancien système.
Le rôle du « e-manager »
Le manager n’aurait pas disparu mais son rôle aurait changé. Son action ne reposerait plus sur son pouvoir hiérarchique (l’autorité du chef) mais s’exercerait sous forme d’une coordination bienveillante (le charisme de l’animateur). Selon une analogie maritime, le manager abandonnerait son rôle de capitaine de bateau pour celui de pilote de flottilles.
Dans ce domaine, la mutation apparaît plus lente que prévu.
La formation
Le recours aux nouvelles techniques d’enseignement (cours enregistrés interactifs) serait généralisé dans les entreprises. Cependant, les formations persisteraient à privilégier la valorisation du travail individuel au détriment de l’incitation au travail collaboratif.
Au cours de cette période, les Massive Open Online Course se sont rapidement développés. L’acronyme MOOC a balayé les tentatives francophones : FLOT (formation en ligne ouverte à tous) et CLOM (cours en ligne ouvert et massif).
Les approches différenciées
Au-delà des convergences, énumérées ci-dessus, et observées avec plus ou moins de réussite, on peut déceler des différences entre les divers scénarios décrits par les auteurs.
Rythme des changements
Certains prévoyaient un bouleversement dans les six années qui les séparaient de 2020. Les réticences des PME (composants essentiels de notre tissu économique) tempèrent une évolution qui se fait plus lentement par adaptation graduelle.
Le poids de la sécurité
Les auteurs évaluaient de façon différente les risques (cybercriminalité, diffusion d’informations malfaisantes, e-réputation…) liés à la diffusion d’informations personnelles et professionnelles sensibles. Certains y voyaient un danger, d’autres pensaient que des dispositifs permettraient d’endiguer ce risque.
Au cours de ces six dernières années les mesures sécuritaires ont pénétré toutes les applications. Les contrôles d’accès aux applications sensibles se multiplient dans un arsenal législatif, notamment autour du RGPD (protection des données personnelles) ; ce qui n’empêche pas les plateformes de subtiliser le consentement explicite des utilisateurs.
Le comportement collaboratif et le contrôle des collaborateurs
Le travail d’équipe à distance était prôné par la plupart des auteurs malgré certaines interrogations quant aux dérives potentielles : individualisme, dilettantisme, dispersion.
- Les uns s’en remettaient à la conscience des contributeurs qui, placés dans un milieu favorable, donneraient le meilleur d’eux-mêmes dans des réalisations collectives.
- Les autres, moins enthousiastes, préconisaient des dispositifs pour s’assurer de l’efficacité de l’organisation.
Nous continuerons à nous interroger à la recherche du meilleur compromis entre les aspirations individuelles et l’intérêt de l’entreprise.
De l’information à la connaissance
Certains auteurs mettaient l’accent sur les limites de la simple « information » qui est un matériel nécessaire mais pas suffisant.
Pour être utilisées, les informations demandent à être assimilées en connaissances au moyen de l’expertise, de la créativité et de la réactivité.
L’information peut être collective mais la connaissance reste individuelle.
La pérennité des entreprises
Certains projetaient l’image d’un tissu d’entreprises temporaires. Les contributeurs se réuniraient autour d’un projet et se sépareraient rapidement. Ils envisageaient un mouvement brownien de collaborateurs.
Une tendance engagée que nous continuerons à observer.
Le code du travail
Le code du travail, forgé au fil du temps par des négociations entre partenaires sociaux, privilégiait le temps et le lieu de travail.
Ce code ignore les nouvelles modalités de production, permises par les progrès techniques : télétravail, travail collaboratif, cohabitation des informations privées et des informations personnelles.
Mais il est bien difficile de programmer une régulation du code du travail vers une cible encore mal définie.
Nous progressons d‘adaptations en adaptations, bien conscients que la législation aura toujours un temps de retard sur les évolutions techniques.
L’entreprise anglophone
Pour quelques auteurs, la mondialisation et les techniques de communication conduiraient naturellement à l’adoption de l’anglo-américain comme langue universelle, en commençant par les entreprises.
En 2020, la contagion anglophone (vocabulaire et syntaxe) progresse inexorablement : on préfère prononcer et écrire « fake news » à la place d’« infox » et mettre COVID au féminin.
On progressera, en continuant à déplorer que des Français et des Allemands qui dialoguent en langue anglaise n’en retirent pas une compréhension identique.
Les anticipations anticipées
L’entrepreneur numérisé
Optimistes quant aux perspectives sociétales, les auteurs n’envisageaient pas de dystopie (description d’une utopie de science-fiction, plus ou moins catastrophique).
Quelques-uns s’étaient risqués à des visions plus futuristes en rêvant aux perspectives ouvertes par les nouvelles technologies.
Les quelques anticipations de neuro-entreprises articulées autour de cyborgs, d’Exocortex semblent rester, 6 ans après, du domaine de la science-fiction.
Le feu de paille du Jugaad
Le jury avait attribué le premier prix à Omar Gaizi pour son article intitulé « Vers une mue numérique Jugaad »
ADELI avait consacré un article à jugaad pour saluer l’effervescence qui accompagnait l’engouement médiatique pour cette école de pensée indienne. En 2013, Carlos Ghosn, lui-même, avait apporté son soutien en préfaçant l’ouvrage de Navi Radjou « L’innovation jugaad – Redevenons ingénieux ! »
Jugaad reposait sur quelques principes de bon sens : rechercher des opportunités dans l’adversité ; faire plus avec moins, penser et agir de manière flexible, viser la simplicité, intégrer les marginaux et les exclus, suivre son cœur.
Ces beaux discours avaient séduit les industriels occidentaux à la recherche d’idées novatrices, exotiques, écologiques et bien pensantes. Cependant ces louables intentions n’ont pas pesé lourd, face aux impératifs économiques et financiers.
Commentaires
Les prévisions bousculées
En 2014, personne ne pouvait prévoir l’événement majeur de 2020 : la pandémie COVID-19 qui a bouleversé l’environnement sanitaire, économique, social de la planète, dans l’attente d’éventuelles répliques politiques.
Aucune perspective, rationnellement tracée, ne saurait s’accomplir face à un événement externe majeur fortuit. Il est toujours délicat de tracer un futur chemin en préservant l’inertie et la sécurité de la continuité, tout en saisissant l’opportunité des ruptures.
Dessine-moi un « futur »
Terminons par une pensée d’Antoine de Saint-Exupéry.
« Pour ce qui est de l’avenir,
il ne s’agit pas de le prévoir,
mais de le rendre possible ».