Irréalités virtuelles

Il était une fois un garçon né un 14 juillet – date synonyme d’une vie aventureuse et de liberté… Cet enfant, c’est moi !

Ma mère était alors âgée de 141 ans. Son horloge biologique lui permettait cette aventure. Il n’était pas rare, au XXIIIe siècle, pour une femme d’enfanter jusqu’à 180 ans.

Prénommé Bob, j’ai grandi sans trop poser d’embarras à mes parents, jusqu’à ce que je sois atteint par un nouveau variant du COVID 107 ; ce qui provoqua une régression de mes facultés cognitives, me ramenant à être un petit enfant dans un corps d’adolescent dont je conservais cependant le vocabulaire.

Pendant cette période, j’étais médicalement isolé. Mes parents déposaient, devant la porte de ma chambre, nourriture, boissons et… jeux vidéos que je consommais sans modération, caché par mon casque de réalité virtuelle.

Petit garçon autrefois rieur, extraverti, parfois rêveur, je me renfermais sur moi-même, comme emprisonné dans la vie que je me construisais jour après jour. Mon univers restreint, loin de la réalité me faisait naviguer sur mon smartphone de jeux en jeux dont j’étais le héros. Cependant, je ne voulais pas être défini par le prisme de cette sale maladie.

Irréalités virtuelles 1Je découvrais de nouveaux jeux grâce aux réseaux sociaux. Mes amis d’avant y participaient. Moi, j’étais spectateur. Des défis toujours plus stupides et dangereux étaient lancés. Ils avaient pourtant de jolis noms : la Baleine Bleue, le Mikado Humain, le Rêve Indien, etc.

Comme je ne pouvais me joindre à eux, ils me traitaient de « mauviette » !

– Je n’en suis pas une. Je veux prendre des risques, savourer le goût de l’interdit, aller toujours plus loin.
Comme vous…

Mon unique cible : mes parents, qui supportaient de plus en plus mal ce qu’ils appelaient ma cyber-addiction. Ils décidèrent d’abattre cette barrière imposée par la maladie et firent irruption dans ma chambre.

Me voyant le téléphone dans une main, tripotant un objet de l’autre, le regard fixé sur mon casque de réalité virtuelle, mon père vit rouge. Cela faisait plusieurs décennies qu’il me voyait oisif.

– Tu n’es qu’un drogué ! me lança-t-il hors de lui.

– Je ne bois, ni ne fume, encore moins ne me pique.

– Tu as perdu ta liberté, même si tu ne te sens pas toxicomane. Tes pratiques sont excessives, tu ne les contrôles plus.
Tu as perdu le sommeil, tu ne t’alimentes plus.

– À quoi cela me servirait ?

– Voir tes amis, avoir une vie sociale.

– Je les vois dans mon casque, mon téléphone… nous jouons.
Nous sommes tous multitâches.

– Vous jouez ensemble, chacun dans sa solitude.

– Je suis toujours malade, contagieux.

– Tu es devenu un ermite des temps modernes, un zombie…

– Tu n’y comprends rien !
Lâche-moi !
Casse-toi de ma chambre et n’y remets jamais les pieds !

Pour la première fois, je m’affirmais face à mon père, que je n’ai jamais considéré comme un héros. Il est tellement moralisateur. Je le vis quitter mon espace, tout penaud. J’avais gagné !

Lui, savait qu’il reviendrait, ce qu’il ne manqua pas de faire…  dès le lendemain matin, avec ma mère.

Leur fils adoré leur échappait, il ne dépendait plus d’eux mais connaissait une autre dépendance, celle du numérique, invisible, insidieuse, perfide, dévastatrice. Celle qui abîme les jeunes cerveaux, les détruit de façon irréversible. Pourtant, je savais que le désir s’accroît quand l’effet se recule. J’étais insatiable. Je voulais toujours plus. Je ne me suis jamais senti perdu dans cet imbroglio numérique.

Attristés par l’isolement social de leur fils, son mal-être, ils échafaudèrent des scénarios et des stratagèmes, durant toute la nuit.

– Il doit entendre que les récompenses sont virtuelles, que ce n’est que du marketing utilisé pour accrocher les joueurs.

– Tu ne dois pas le harceler, ni le blesser, juste lui faire comprendre qu’il passe à côté des jolies choses de la vie, lui conseilla ma mère.

À midi, sûrs qu’un dialogue constructif pouvait me sortir de ce marasme, me guérir de cet emprisonnement, ils frappèrent à ma porte. J’étais furieux, plongé dans un épisode porno.

– Tes yeux sont rougis par le manque de sommeil. furent les premiers mots prononcés par mon père.

– Sors de mon espace vital ! Je t’ai interdit de revenir.

– Tiens, ta boisson préférée et les biscuits que tu aimes tant.

À cette époque, j’étais encore adolescent, presque adulte et ne supportais pas que l’on me parle comme à un attardé. J’étais certes jeune, mais pas influençable. On ne pouvait m’acheter avec quelques malheureuses friandises.

– J’en veux pas… pas faim ! Dehors, oust ! Dégage !

Irréalités virtuelles 2La grave erreur que fit mon père, fut de rester, tellement ébaubi, pétrifié. Jamais je ne lui avais parlé avec tant de violence, toute ma haine jaillissait de mon regard.

J’attrapai alors ma batte de base-ball et la jetai coléreusement au visage de mon père qui, voulant l’éviter, perdit l’équilibre. Sa tête heurta violemment un meuble. Il gisait au sol.

J’étais convaincu que comme dans mes jeux, il se relèverait rapidement. Je repris ma réalité qui était dans une autre dimension. J’avais éliminé mon père, mon ennemi qui se relèvera plein de rage.

Je devais poursuivre mon aventure érotico-galante. Être dérangé dans mon intimité méritait une punition.
Lui bousiller le crâne était la meilleure option et correspondait à mon personnage…

Ce n’est que plus tard, trop tard que je pris conscience que je venais de commettre l’irréparable. Je n’avais pas réalisé être sous l’emprise démoniaque du numérique.

Si l’on m’avait posé la question, j’aurais répondu :

– Mon père n’a pas su me valoriser, n’a pas compris que je devenais adulte, ne savait pas que je pouvais regarder du porno.

Peut-être aussi n’ai-je pas su, voulu me reconnecter à la réalité. Je suis né pour être libre, comme tous les hommes.

L’Homme est dépendant du numérique.

De qui le numérique est-il dépendant ?

Serait-il la seule issue ?

À quand la liberté ?

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Co-responsable du prix de la nouvelle