
photo Martine Otter
De cette pandémie du Coronavirus qui déferle sur le monde, on n’en voit pas la fin. Toutes les conséquences sont devant nous : crise sanitaire, suivie d’une crise économique sans précédent, mais aussi une crise éducative à venir dont on ne mesure pas encore tous les retentissements. C’est à un blackout complet de la planète auquel on a assisté, impuissant. Dans la balance, les États ont choisi la santé contre l’économie, c’est une première mondiale dans l’histoire des sociétés et de l’humanité. Les écoles, entre autres, ont ainsi été fermées, on ne peut pas dire que la réouverture annoncée ait débouché sur un réel redémarrage du système éducatif. Nous faisons face à un sérieux problème.
Une école républicaine à la peine
Notre école républicaine était déjà bien à la peine avec un ascenseur social tombé en désuétude. Jamais les inégalités sociales n’avaient été aussi criantes. À un tel point, que reprenant la lecture de « Les héritiers, les étudiants et la culture » de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1964) on s’apercevait que l’école analysée comme une entité reproduisant pas à pas et fidèlement les inégalités entre classes favorisées et défavorisées, n’avait pas bougé d’un pouce en 56 ans ! Le pourcentage d’ouvriers à l’université est de 12 %, à peine mieux (Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche – édition 2018, ministère de l’Éducation nationale). Ceci est à mettre en rapport avec le fait que les ouvriers représentent encore près du quart de la population active. Les enfants de cadres supérieurs représentent, eux, 35 % des étudiants, alors que ces derniers forment uniquement 18 % de la population. Il s’agit de moyennes, on constate des écarts encore plus criants selon les filières, en particulier pour l’ensemble des grandes écoles.
C’est donc bien un système éducatif poussif, injuste, dominé par une bourgeoisie sûre d’elle-même, qui vient d’être frappé en plein front par le coronavirus…
Malgré le peu de recul dont nous disposons aujourd’hui pour mener une analyse pointue des conséquences, on peut s’attendre à ce que la situation de confinement ait aggravé considérablement ces inégalités. Le ministère a déjà constaté un pourcentage important d’enfants « hors radar » que le système éducatif a perdu pendant le confinement.
La réouverture partielle des écoles a été motivée par le souhait de remettre la main au plus vite sur cette population scolaire en perdition. Priorité leur aurait été donnée pour rejoindre les quelques rares places disponibles à l’école.
Mais voilà encore une illusion de plus… nichée dans cette affirmation. Précédemment peut-on dire vraiment que le système scolaire se préoccupait de ces enfants ? Non, on le sait bien, les enseignants donnent la priorité aux enfants qui répondent à leur sollicitation et ignorent superbement les autres.
Alors… Sommes-nous réellement à l’aube d’un monde nouveau où l’on va prendre fermement les rênes de l’école pour restaurer une école républicaine égalitaire et laïque ?
Le mythe du numérique
Il aurait suffi de mettre un coup de collier pour installer un système de cours à distance afin d’atténuer les effets de la fermeture des écoles… L’euphorie venant, on voyait ici et là, se vanter les mérites des plateformes (LMS – Learning management system) … masquant en fait une réalité bien plus cruelle :
- De nombreuses familles sont confinées dans de petits espaces avec un seul ordinateur accessible pour tous les membres de la famille, parents en télétravail, enfants censés suivre leurs cours à distance…
- On a aussi constaté des cas, pas si rares que cela, d’enfants sans Internet, ni ordinateur pour se connecter aux cours.
- Enfin pour ceux qui disposaient de l’outil adéquat… la pratique ne suivait pas, et les parents n’étaient pas nécessairement à la hauteur pour y remédier.
Enfin on sait aujourd’hui, par de multiples témoignages, que ce sont même certains enseignants qui ont disparu du circuit laissant des classes entières à l’abandon. Le mardi 9 juin au soir, le journal de 20 heures de France 2 a consacré un reportage sur ces enseignants qui ont abandonné leurs élèves pendant les deux longs mois de confinement. On y voit une lycéenne qui témoigne que deux de ses professeurs ont déserté, la mère déclare leur en vouloir beaucoup, d’autant plus que celle-ci est infirmière…
Un chiffre est même donné : 4 à 5 % des enseignants du public se seraient fait porter pâles… sans pour autant que l’administration ne réagisse.
L’information est mal passée auprès de la partie d’enseignants qui eux ont tenté d’assumer la situation.
Mais le fait est pourtant là… visible, ingrat et dérangeant.
Le fossé est devenu une fracture
Tous ces éléments mis bout à bout laissent présager une crise éducative terrible… Car la réouverture partielle jusqu’à aujourd’hui et la promesse du président Macron de faire revenir tous les élèves pour le 22 juin ne changeront rien au fait que depuis le début du confinement le système scolaire s’est désagrégé. La rentrée de septembre est pour le moins incertaine, si le cahier des charges reste le même… on ne voit pas bien comment tous les élèves pourront être correctement accueillis. Et ne parlons pas des facultés où juste avant la pandémie, les amphis étaient déjà pleins à craquer dans la plupart des disciplines, laissant nombre d’étudiants à l’extérieur. Avec l’application des mesures barrières, comment va-t-on, sélectionner les rares étudiants qui auront droit à l’accès des amphis, ou bien laissera-t-on faire… les plus forts au détriment des plus faibles.
Le ministère évoque 5 % d’élèves perdus à ce jour…. Mais ne nous donne pas les moyens de vérifier ces chiffres. Un enseignant témoigne : « je ne sais pas d’où il tire ces chiffres. Peut-être du lycée Henry IV ou Louis-Le-Grand à Paris. Sur une de mes classes de secondes de 33 élèves, 10 ne travaillent plus du tout et, certains, je les ai totalement perdus de vue ».
L’éducation, un problème parmi d’autres ?
La crise économique en devenir prend naturellement le dessus sur toutes autres considérations. Une fois l’économie sacrifiée à des objectifs de santé, les États se ressaisissent et constatent les dégâts dont ils n’avaient peut-être pas pris toute la mesure. Pourtant avec une planète à l’arrêt, qui pouvait sciemment ignorer que, d’une part le prix à payer serait lourd, que le redémarrage de l’économie mondiale ne se ferait pas d’un simple claquement des doigts ?
On voit bien les sommes astronomiques qui sont actuellement mobilisées pour empêcher le naufrage des plus grandes compagnies françaises : Air France, Airbus, la SNCF, Renault, Peugeot ; les dispositifs de soutien à la plupart des professions pour tenter de les aider à passer le cap. On estime à 460 milliards d’euros l’ensemble des aides et prêts garantis mobilisés par l’État, soit 21 % de la richesse nationale, selon Bruno Le Maire, ministre de l’Économie. Il s’agit du plus grand défi économique jamais lancé par la France depuis l’après-guerre.
Mais est-ce que cela devrait être la seule préoccupation ? L’éducation c’est bien ce qui définit le futur d’une population ; Victor Hugo disait : « Celui qui ouvre une porte d’école ferme une prison ». Que seraient l’économie, la richesse nationale, l’emploi, la recherche, sans une population éduquée au plus haut niveau ? De plus en plus d’entreprises intègrent le niveau d’éducation d’une population dans ses critères de choix d’implantation géographique.
L’éducation ne peut être un problème parmi d’autres, mais une préoccupation majeure.
Redéfinir les contours de l’école
Nul ne peut dire avec certitude le devenir exact de cette pandémie, quand va-t-on découvrir un vaccin et sera-t-on en mesure de trouver des traitements efficaces ? Il circule beaucoup d’affirmations péremptoires à ce sujet, mais si l’on se recentre sur des scientifiques confirmés et reconnus on voit bien que c’est à un horizon au moins encore de deux ans qu’il faut s’attendre… et encore…
La crise a été contenue en France grâce à un confinement généralisé, mais le virus n’a pas disparu. Au niveau mondial la pandémie est toujours en croissance, des deuxièmes vagues s’amorcent dans plusieurs pays. Des pays qui avaient connu des effets limités jusqu’ici du coronavirus voient celui-ci flamber brutalement.
L’étau des confinements n’étant plus tenable, la plupart des pays relâchent leurs efforts…
Tous ces éléments indiquent clairement que faire le pari d’un retour à la normale, dès la rentrée, est parfaitement utopique.
La mise en œuvre des mesures barrières dans le système éducatif a montré ses limites pour prendre en charge réellement l’éducation de tous les enfants.
Les conditions d’un retour efficace à l’enseignement
Elles sont nombreuses, requièrent de l’argent et du temps, sans doute de la bonne volonté et une bonne dose d’énergie. Car l’école est à réinventer.
Il y a beaucoup de retard à rattraper malheureusement pour pouvoir faire face efficacement et rapidement. Le rapport de l’école au numérique n’a jamais été simple. Depuis le plan Informatique Pour Tous (IPT – 1985) lancé par Laurent Fabius, la situation a, à peine, évolué. Les interventions ont été chaotiques et laissé un peu au hasard des bonnes volontés des collectivités locales… On peut parler d’une réelle utopie de la pédagogie numérique, à savoir une vision très « bobo parisienne » qui occulte les inégalités socio-économiques et qui n’assume pas l’inégalité numérique.
Il faut dégager le financement national pour que chaque enfant soit équipé d’un matériel informatique adéquat et former chaque enfant à l’usage du numérique. Car si les jeunes générations sont plus habituées au numérique, pour autant leur usage pédagogique n’est pas naturel et ne va pas de soi. L’aspect financier n’est pas le plus difficile (on voit bien que le président Emmanuel Macron est prêt à tout, ne l’a-t-il pas dit ?), la formation est plus difficile à mettre en œuvre et requiert du temps, beaucoup de temps.
L’accès à Internet n’est pas partout assuré, il faudra donc très rapidement y remédier et finaliser ce que nous aurions dû faire déjà depuis des années, dans l’urgence. Chaque foyer doit pouvoir disposer d’une connexion Internet et avec un débit suffisant pour permettre des échanges et des chargements de qualité. C’est aussi indispensable que l’eau et l’électricité.
Quant aux enseignants, on voit bien quel est l’état d’inégalité de leurs ressources pour faire face au numérique. On ne peut tolérer la fuite, la peur, l’absence, la médiocrité, le à peu près… il faut en finir avec l’anxiété des syndicats qui freinent toute velléité active d’un ministre à agir fermement en la matière. Il faut former en urgence la totalité des enseignants au numérique, à ses usages, mais aussi aux spécificités de l’enseignement à distance… ce n’est pas évident et pourtant c’est nécessaire et impératif. Il faudra peut-être recruter et voir un peu plus loin en modifiant les conditions du recrutement, afin d’y intégrer ces dimensions nouvelles.
Pour gérer une alternance d’enseignement à distance et d’enseignement en présentiel, il faudra revoir l’organisation des établissements d’enseignement qui en l’état ne sont pas adaptés. Toutes les mesures provisoires d’accès, de circulation, de gestion des salles devront devenir pérennes, car le provisoire a vocation à durer…
Enfin pour traiter des « exclus », qui l’étaient déjà avant la crise… mais pour ne pas laisser empirer cette situation, il faudra nécessairement mettre en place des procédures et des moyens spécifiques qui leur soient propres pour une remise à niveau la plus rapide souhaitable.
Mettre fin au mythe du tout numérique
Si un soin particulier doit être mis à rénover, conforter et développer l’enseignement à distance, à le généraliser, il faut penser et organiser en complément un enseignement en face à face.
L’utopie du tout numérique fait courir un réel danger à la société, son accomplissement serait source d’inégalités encore plus fortes.
Prenons le succès de l’application Zoom, il se comprend, car l’application est particulièrement facile à mettre en place et à utiliser, ses qualités de fonctionnement en font une réelle avancée technologique.
Pour autant, est-ce la panacée ? Non, que ce soit pour le monde de l’entreprise ou de l’éducation, elle ne peut répondre qu’à une partie des besoins.
La visioconférence transmet du son, de l’image, l’accès à un tableau et des documents partagés, elle permet des interactions bien organisées.
Mais le ressenti, l’état d’âme, l’enthousiasme ou la lassitude tout cela n’est jamais perceptible par l’intermédiaire d’un écran.
Comment un enseignant pourrait percevoir le ressenti intime de ses élèves, pourtant indispensable pour une relation pédagogique de qualité ? Comment un élève pourrait percevoir les nuances de la pensée et de l’expression de son enseignant par écran interposé ?
Voici le témoignage édifiant d’un enseignant : « J’ai vraiment besoin d’un visage lorsque je parle — cela rend simplement la situation non naturelle plus naturelle, il est plus facile de parler. Il me semble qu’il vaut mieux que les élèves voient la tête parlante que d’entendre la voix. »
Dans un premier temps l’illusion est parfaite, le confort de l’utilisation à son domicile (aussi bien pour le maître que l’élève), le fait de voir ses élèves en gros plans, alors que l’on était habitué à l’éloignement, donnent un sentiment de proximité inédit et plutôt satisfaisant. Mais à l’usage, les désagréments font surface, la difficulté à gérer l’ensemble du groupe, la fatigue inhérente à l’usage exclusif des écrans, font que l’on en perçoit très vite les limites.
Les témoignages d’enseignants convergent sur cette première phase euphorique et sur l’usure qui s’installe assez vite, de fait ce sont très vite les inégalités sociales et numériques qui émergent et rendent la tâche de l’enseignant plus difficile.
Bref le numérique ne répond que partiellement aux besoins éducatifs, il doit prendre sa part et pleinement, avec efficacité, mais il ne peut tout assumer.
Il faut donc être très clair à cet égard.
Le programme est vaste, complexe et fait appel à de nombreuses disciplines, mais surtout à une véritable révolution des esprits, tâche enthousiasmante, mais particulièrement ardue et difficile à mener. La persistance du risque épidémique sera l’aiguillon utile à cette transformation du système éducatif.
À lire :
“Covid 19 et enseignement : quels impacts ?” par Nicolas Trèves
“La crise du coronavirus peut-elle transformer l’école?” France Culture