Conférence-débat de Bruno Bachimont : les trois complexités du monde contemporain

Les trois complexités du monde contemporain : comment les aborder

Le 14 octobre 2021, à l’initiative d’Yves Keraron, ADELI – explorateurs des espaces numériques – a invité Bruno Bachimont à animer une conférence-débat pour partager ses réflexions récentes sur la complexité.

Vous en trouverez ci-après le résumé rédigé par Isabelle Tanguy.

Bruno Bachimont

Bruno Bachimont est enseignant chercheur à l’Université de Technologie de Compiègne.

Il appuie sa réflexion sur une formation d’ingénieur, d’informaticien et de philosophe.

Il a notamment dirigé l’unité  de la recherche et de la valorisation de la Faculté des Sciences et de l’Ingénierie de Sorbonne Université entre 2017 et 2021.
Il a évoqué cette expérience managériale pendant sa conférence.

En introduction j’ai sélectionné quelques idées phares de sa conférence, idées que je partage, notamment dans la cadre de ma pratique d’accompagnement des organisations.

Suite à cette introduction, vous trouverez l’ensemble des idées exposées par Bruno dans les trois parties de sa conférence.

La conférence est disponible sous forme d’un enregistrement vidéo dont je vous recommande vivement le visionnage.

Introduction par Isabelle Tanguy

L’idée phare : notre société moderne répond à la complexité par la bureaucratisation, c’est-à-dire en faisant effectuer de plus en plus de tâches par des machines et en appliquant des procédures. Cette bureaucratisation viserait à supprimer les erreurs dues aux aléas humains afin d’augmenter la quantité et la rapidité de la production.

Or, cette bureaucratisation de procédures complexes accentue la perte de sens des collaborateurs et entraîne, à terme, des débordements pires que les problèmes initiaux, et auxquels on répond avec encore plus de bureaucratisation !

Paradoxalement, l’augmentation de l’emprise de la bureaucratie enlève de plus en plus d’autonomie à l’humain en le considérant comme un accessoire (un pousse-bouton). On cultive le mythe de l’intelligence de la machine, alors que les solutions consisteraient à remettre le facteur humain dans le système. Car, selon Bruno Bachimont, seul l’humain a la capacité de prendre en compte le contexte et à l’interpréter avec intelligence.

Des propositions très pertinentes de Bruno Bachimont, j’extrais trois pistes qui permettent de vivre dans la complexité et aussi, me semble-t-il, de sortir de cette dangereuse spirale sans fin de la complexité à la bureaucratie. L’humain est, bien sûr, au cœur de ces pistes d’action !

  • la nécessité de s’orienter (ce qui suppose d’avoir  un cap) notamment en se rattachant toujours au SENS : le POURQUOI, avant le COMMENT. Dans tous les collectifs, les organisations, il m’apparaît que le SENS a besoin d’être réactualisé régulièrement. Je vois aussi ce soubassement dans les trois propositions développées par Bruno.
  • la responsabilisation et la confiance sont les seuls moyens efficaces, de réduire la complexité en prenant en compte, avec pertinence, le contexte local. Le comportement des militaires sur leur terrain d’intervention est une bonne illustration de ce principe.
  • la narration  consiste à créer un récit qui permette de partager un sens collectif, une singularité, d’apporter du vivant. Le récit a la capacité extraordinaire de transmettre et de faire partager une situation singulière afin d’en tirer un sens commun général. Les histoires communiquent aussi des émotions qui aident à la mémorisation et à l’appropriation.
    Dans mon contexte d’accompagnement, ce terme fait écho à des pratiques utilisées par les coachs et les thérapeutes ; la narration aide à retisser du sens et du lien dans les organisations ou à réunir les expériences de vie d’une personne. Ces pratiques proviennent de deux travailleurs sociaux australiens et néo-zélandais qui les ont développées pour accompagner des habitants, issus des peuples autochtones, dans la réappropriation de leurs conditions d’existence.

Dans la suite, je reprendrai les trois parties de l’exposé de Bruno Bachimont.

Isabelle Tanguy, accompagnement des collectifs et des organisations en intelligence collective

Exposé de la conférence-débat
« Les trois complexités du monde contemporain et comment les aborder ? »

 Conférence-débat de Bruno Bachimont - Sommaire  

Première partie : La complexité, l’accélération, la bureaucratisation

Nous sommes dans un monde en accélération et où la complexité nous dépasse. C’est un fait social et un fait technique.
L’environnement devient une injonction permanente à laquelle nous devons  répondre immédiatement : la réponse est souvent  la bureaucratisation.

Bruno décrit la bureaucratisation comme une mécanisation de l’humain. Ce qu’on demande à l’humain c’est de cliquer là où il faut, pas de réfléchir. L’objectif est d’éliminer le facteur humain, source d’aléas, en agissant plus vite, mieux et systématiquement.

Quand la procédure ne marche pas, la complexité augmente et nous y répondons par encore plus de bureaucratisation ! C’est le cercle vicieux ou le hamster dans sa roue. Le résultat est l’aliénation, qui se traduit par la perte de sens, l’impuissance et un ressenti de souffrance.
Il y aurait un mythe de la bonne procédure. Or, lorsque la procédure ne marche pas, les gens se débrouillent localement.

Bruno expose son expérience vécue à la direction de Sorbonne Université. Le poids des procédures, de la bureaucratisation font souffrir physiquement les corps jusqu’à l’épuisement. La réponse de Bruno à ses collaborateurs était « Posez-vous la question du POURQUOI et pas du COMMENT ».

La bureaucratisation rend l’humain aussi stupide qu’une machine.

Pour Bruno, les machines ne sont pas intelligentes, elles calculent. L’intelligence artificielle : c’est une machine idiote ! dit-il.
L’intelligence humaine ne peut pas être concurrencée par l’intelligence artificielle (l’intelligence de la machine).
En revanche, l’application de la procédure abêtit  l’humain.
Il conclut cette première partie par :

La complexité est le sentiment de ce qui déborde et ce dans quoi nous nous perdons : excès et désorientation.

Deuxième partie : qu’avons-nous inventé pour surmonter la complexité ?

Bruno présente nos trois réponses qui sont : l’abstraction, la systématisation, l’interprétation ; chacune traite un problème (la variation, l’hétérogénéité, le contexte) dont les manifestations entraînent des méprises et provoquent des débordements qui nous échappent : catastrophe climatique, crise financière, conflit…

Conférence-débat de Bruno Bachimont : les trois complexités du monde contemporain 1

Troisième partie : réintroduire le facteur humain, la densité interprétative

Conférence-débat de Bruno Bachimont : les trois complexités du monde contemporain 2 

Il nous faut vivre dans une complexité dont on ne peut sortir. Il faut donc s’orienter, naviguer.
Comment faire ?
Bruno propose de reprendre pied en intégrant le facteur humain à la gestion de la complexité, il propose trois directions.

La Déconstruction (abstraction + facteur humain) : faire la part entre l’essentiel et l’accessoire (ce que ne sait pas faire la procédure)

C’est hiérarchiser les valeurs :

  • Comprendre la genèse et son histoire ;
  • Apporter de la densité humaine ;
  • Remettre en perspective : ce que l’on doit faire est déjà le résultat d’une somme d’événements.

Le POURQUOI donne le sens et permet de prendre les décisions. Ce travail ne se fait pas seul mais dans un collectif ; la délibération préalable à la décision permet de la rendre son application plus efficace.

La Narration (systématisation + facteur humain) : partager ce qui est singulier

Le récit permet de convoquer des objets qui n’ont rien à voir ensemble (Paul Ricœur).

Le récit restaure, dans une singularité qui a du sens, la singularité du monde et son caractère hétérogène en l’intégrant dans le temps humain. C’est très efficace pour transmettre, partager l’expérience. Racontez-nous comment vous avez fait ? Au lieu d’écrire une nouvelle procédure.

Un récit compréhensible est d’emblée partageable ; il permet de faire l’économie de l’abstraction. Raconter une histoire : c’est se raconter et raconter aux autres.

Bruno précise que la narration n’est pas le storytelling (qu’il définit comme une histoire pour vous faire avaler la pilule !). C’est la narration de choses sérieuses qui, par définition, sont singulières.

La Responsabilisation et la confiance (interprétation + facteur humain)

Face à la complexité des procédures, vous  pouvez vous reposer sur des acteurs qui géreront la complexité de leur propre contexte. Faire appel à leur sens du contexte, de l’improvisation et de l’interprétation.

Application chez les militaires : culture du commandement et sur le terrain c’est la culture de l’improvisation. Confiance dans l’officier de décider sur le terrain.

La complexité ne peut être maîtrisée globalement, il faut la maîtriser en la réduisant selon les contraintes locales. Cela signifie qu’il faut pouvoir prendre en compte la situation, le contexte, la pertinence de ce qu’il faut retenir.

La machine et la procédure n’ont pas le sens du contexte, pas le sens de la complexité. Se rappeler qu’on a des humains dans la boucle et les humains sont localement capables de prendre en charge la complexité. Il faut donc faire confiance à l’humain pour décider en contexte, en « connaissance de cause ».

Assumer les décisions de ceux à qui on a fait confiance. La solidarité marche dans les deux sens. On a perdu la conduite managériale de la confiance. On l’a remplacée par la gestion de projet. Dans la gestion de projet, il n’y a pas de délégation. On a banni la confiance !

Conclusion

Aliénation et accélération sont les constituants de notre société dont le marqueur est la bureaucratisation.

Le sophisme c’est de penser qu’on peut éliminer le facteur humain, par l’Intelligence artificielle et la  mécanisation…

Tous les outils que l’on a utilisés ont rajouté de la complexité. Puisque que l’on ne peut pas les supprimer, mobilisons le facteur le plus amène à réduire la complexité : le facteur humain.

Le facteur humain est le seul qui puisse traiter les faits humains.

Échanges et discussions qui ont suivi

Nos échanges ont permis de préciser la notion d’erreur dans les systèmes techniques.

On dit souvent que l’erreur est humaine. Or Bruno Bachimont pointe que c’est le couplage « homme technique » qui n’a pas été pensé.

Il mentionne le film « Sully » fondé sur l’histoire vraie du pilote américain qui pose l’avion de passagers sur la rivière Hudson à New-York suite à un arrêt des deux moteurs.
Dans l’enquête qui a suivi cet amerrissage, le pilote a pu démontrer que la procédure ne prenait pas en compte l’humain, le temps de prendre la décision. S’il avait appliqué la procédure, il n’aurait pas pu sauver les passagers.

Pour aller plus loin :

Bruno Bachimont recommande de regarder le film Brazil de Terry Gilliam, film satirique, donnant à réfléchir sur la société bureaucratique de 1984.

Il recommande le livre court d’Hartmut Rosa, aliénation et accélération (2014).

Yves Keraron préconise de regarder un article d’ACM avec sa vidéo de 10 minutes de Yoram Reich et Eswaran Subrahmanian, une introduction à leur livre « We are not users ». Au passage, cela fait penser aux travaux de Michel de Certeau sur « L’invention du quotidien ».

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