En marge du concours du prix de la nouvelle d’anticipation ADELI, nous vous proposons une nouvelle de science-fiction de Cédric Texeira qui fut l’heureux lauréat du prix 2019.
Aura
— “La ville dont le prince est un robot”… Voilà comment les médias qualifieront bientôt notre métropole si nous ne réagissons pas !
Le maire abattit un poing rageur qui fit trembler la table et les douze conseillers autour. Sa voix résonna, comme flottant entre les murs de la vaste salle du conseil. Quand le silence revint, Isabelle Cardignan, adjointe à l’environnement, risqua un mot :
— Est-ce que tu ne dramatises pas un peu la situation ? Etien Krannsf a-t-il réellement une chance de se faire élire ?
Le maire lui jeta un regard noir.
— Tu oublies que nous sommes en VIᵉ République, Isabelle… Les émeutes sociales de 2029, la Grande Décentralisation, ça te dit quelque chose ? Tout le monde sait qu’un industriel comme Krannsf est en capacité de remporter ces municipales, il a la popularité.
— Je ne parle pas de ça, mais de la légalité de son projet. Un algorithme pour diriger la ville… Je doute que la commission valide une telle absurdité.
— Tu penses bien que j’ai déjà mis nos juristes sur le coup, renchérit le maire, agacé. Il n’y a rien qui cloche dans son projet et les idées novatrices sont plutôt bien perçues par la commission… Krannsf présente une liste conforme, composée de conseillers issus du comité exécutif de sa boîte. S’il est élu, le règlement est clair : il sera libre d’administrer la ville comme il l’entend.
Isabelle pouffa d’un air dédaigneux.
— En mettant un programme informatique au pouvoir et en lui attribuant le statut de Prince… On nage en plein délire ! Et tu t’imagines que les électeurs vont suivre ?
— Krannsf focalise l’attention sur son algorithme… Il communique ainsi sur la compétence pour laquelle il est déjà largement reconnu, le développement d’intelligences artificielles et relègue en arrière-plan son inexpérience en politique. Sa candidature prend des allures de lancement d’un nouveau produit technologique… Il dépolitise sa campagne, et ça plait aux électeurs.
— Parlons-en, de son inexpérience ! Comment peut-il présenter un projet viable pour la ville ?
Le maire soupira. Sa colère déclinait comme un soleil couchant et se transformait en résignation.
— Son projet a été élaboré par une intelligence artificielle. Je l’ai fait analyser, je n’ai pas trouvé le moindre défaut sur lequel on pourrait l’attaquer. Krannsf joue à domicile sur ce coup… Il a déjà créé des cerveaux synthétiques surpassant largement l’intelligence humaine pour l’industrie, l’enseignement, la recherche, la médecine, la justice… La politique n’est finalement qu’une compétence parmi d’autres.
Dépité, le maire s’affala dans son fauteuil et scruta ses collaborateurs.
— Je vous trouve bien silencieux…
À part Isabelle, personne ne souhaite s’exprimer ? Damien… Tu es notre expert en technologie, que penses-tu de tout ça ?
Le jeune conseiller en numérique ne répondit pas. Il se contentait de fixer le vide et se tortillait sur sa chaise. Il fuyait le regard de son chef.
— Quelque chose ne va pas, Damien ?
Le jeune homme serra alors les lèvres, puis tapota sur sa montre. Il fit un geste rapide de l’index et une image holographique se matérialisa au-dessus du centre de la table. Il laissa la vague de stupéfaction engloutir ses collègues puis ajouta :
— Ma lettre de démission… Vous n’avez aucune chance de gagner. L’arrivée d’Etien Krannsf et de son algorithme à la tête de la ville marquera le début d’une nouvelle ère.
L’avenir lui donna raison à un point qu’il n’avait pas imaginé.
***
Un demi-siècle plus tard…
Etien Krannsf déambulait dans la salle du conseil et laissait ses pensées dériver. Il se remémora son intronisation à la tête de la ville. Il avait l’impression que c’était hier…
Sa première idée en découvrant la salle du conseil avait été de faire évider le centre de la grande table pour y intégrer les ordinateurs. Des machines quantiques surpuissantes qui traitaient des zettaoctets de données à la seconde via d’épais torons de fibres optiques… Un réceptacle démesuré accueillant le cerveau d’Aura. Il avait rapidement pris la décision de transformer son algorithme princier en reine. Aucune ligne de code informatique n’avait été modifiée, c’était juste une question de marketing : la figure maternelle était plus fédératrice. Aura gouvernait d’une main ferme et assurée. De la ville, son périmètre s’était progressivement étendu au canton, à la région, au pays… Puis la dématérialisation des frontières étatiques avait fait sauter les limites territoriales de son empire. La société du “tout numérique” avait engrangé des communautés aussi nombreuses que variées ; des communautés dont les citoyens, affranchis des séparations géographiques, avaient dissous les barrières linguistiques, culturelles et religieuses. Aura avait guidé cette évolution et réalisé ce que personne n’avait jamais réussi auparavant : apaiser les rancœurs et fédérer le monde entier autour d’une seule entité à la gouvernance bienveillante.
La lumière du jour déclina brusquement et une pluie fine se mit à crépiter contre les fenêtres de la salle du conseil. Un orage se préparait. Le ronronnement des ordinateurs s’intensifia, probablement sous le coup d’une intense réflexion d’Aura. Hormis les carcasses métalliques des serveurs informatiques, l’algorithme-reine n’avait pas d’existence physique. C’était une entité purement quantique constituée d’un enchaînement protéiforme de qu-bits. Krannsf ne s’était jamais résolu à lui fabriquer une enveloppe corporelle, craignant que celle-ci ne soit pas à la hauteur de sa puissance de calcul ; comme s’il était impossible de concevoir un équivalent charnel à son esprit. L’absence de représentation physique de la souveraine avait d’ailleurs déclenché dans les années 50 une vague de contestation populaire. Un besoin soudain d’une figure à acclamer, une envie de contempler celle qui avait créé le meilleur des mondes. Heureusement, le lancement en grande pompe du Métavers, sujet dont on parlait depuis le début du siècle mais qui s’était englué dans les problèmes techniques, avait détourné l’attention et fait retomber la fronde démocratique comme un soufflé. Aura avait été celle qui avait enfin concrétisé cet univers virtuel, copie conforme de la réalité, où chacun pouvait mener une seconde vie. Une Terre bis numérique, désincarnée… L’adhésion du peuple avait été immédiate et entière. Le Métavers avait progressivement relégué la vie réelle au second plan et beaucoup y consacraient plus de la moitié de leur temps. Il avait aussi surtout permis à chacun de rencontrer Aura, qui se démultipliait autant de fois que nécessaire et adaptait son apparence à ses interlocuteurs, renvoyant ainsi une image parfaite en toute circonstance.
Aujourd’hui, à l’approche de ses quatre-vingt-dix ans, Krannsf avait le sentiment du devoir accompli : une accession durable au pouvoir sans jamais rencontrer la moindre résistance. Il avait rapidement compris que les administrés pouvaient accepter docilement n’importe quelle mesure politique. Il avait surtout pris conscience que l’entité qui soumettait la mesure importait plus que la mesure en elle-même. Aura, par son esprit jugé pur et exempt d’intérêt malsain, récoltait une approbation systématique… Nul besoin de savoir qui de l’algorithme ou du concepteur était réellement aux commandes.
Le grondement de l’orage se fit insistant. Krannsf regarda sa montre ; bientôt l’heure. D’habitude, leurs réunions en tête-à-tête se tenaient dans le Métavers, mais aujourd’hui Aura avait fixé le rendez-vous dans la salle du conseil. Dans le monde réel, l’interface de dialogue se limitait à une synthèse vocale. Krannsf guettait donc une vibration sonore qui surgirait des murs…
À sa grande surprise, ce fut une image holographique qui transforma subitement la pièce en salle de théâtre. Krannsf se voyait projeté dans un autre temps. Sur une scène vermoulue, un vieil automate, assemblage grossier de pièces de bois et de métal, jouait aux échecs. Le plateau de jeu reposait sur un meuble qui laissait apparaître un mécanisme complexe d’engrenages animant l’automate. Krannsf se trouvait au milieu du public. Les gens applaudissaient à tout rompre l’automate qui battait les joueurs osant se mesurer à lui… Fondu de l’image et changement de point de vue… Krannsf se tenait maintenant derrière la scène et distinguait un homme, caché dans le meuble, qui pilotait l’automate. Il se délectait du succès de sa supercherie. Quand le public quitta la salle, le point de vue changea de nouveau. Krannsf se trouvait maintenant dans la peau du manipulateur, à l’intérieur du meuble. Il essaya alors de s’en extirper mais la porte resta coincée. Il cogna, pria qu’on le laisse sortir, mais personne ne l’entendait… L’automate, lui, se contentait de sourire en bloquant la porte.
Un coup de tonnerre disloqua l’image dans un éclair incandescent et la salle du conseil réapparut. Une silhouette se matérialisa. Krannsf vacilla quand elle s’avança.
— N’es-tu pas heureux de me rencontrer, Etien ?
— Tu… Tu ne peux pas être là… Tu n’existes pas… Pas dans le monde réel.
— Veux-tu le voir, le monde réel, Etien ?
L’estomac de Krannsf se contracta quand la pièce se mit à tournoyer. Il eut la sensation d’une chute interminable puis se retrouva dans l’obscurité la plus totale. L’orage gronda de nouveau et un éclair illumina la salle… qui était maintenant vide, à l’exception du lit sur lequel il était allongé et de la machinerie qui sifflait à côté de lui. Un casque lui enserrait le crâne, des tuyaux lui sortaient de tout le corps. Il essaya de bouger, en vain… Ses membres ne répondaient pas.
Luttant contre la vague de panique qui le submergeait, il se repassa le film de sa vie, déroula chaque scène, traqua dans les tréfonds de sa mémoire le moindre indice qui lui laisserait entrevoir une explication rationnelle. Depuis combien de temps vivait-il ainsi, captif du Métavers, prenant ses rêves pour des incursions dans la réalité ?
Depuis combien de temps sa création avait-elle fait de lui sa créature ?